Interview de Denis Peschanski sur la panthéonisation du résistant Missak Manouchian

Publié / modifié le : 17/04/2025

Denis Peschanski, président du conseil scientifique et d'orientation de la Mission Libération - 80 ans, a accordé un entretien à notre magazine Mémoire d'avenir (n°53).
À l'occasion de la panthéonisation du résistant Missak Manouchian en février prochain, l'historien revient sur le parcours de ce résistant arménien au sein des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main d'œuvre immigrée), durant la Seconde Guerre mondiale. Il évoque aussi des documents d'archives découverts récemment qui illustrent, en particulier, l'attachement de Missak à la France.

« Avec Manouchian, les 23 condamnés à mort de l'Affiche rouge entrent au Panthéon »

Denis Peschanski, historien

Quel est, pour vous, le sens de l'entrée au Panthéon, le 21 février 2024, de Missak Manouchian, accompagné de sa femme Mélinée ?

Avec Missak Manouchian, c'est l'ensemble des 23 condamnés à mort de l'Affiche rouge, qui entrent au Panthéon et, au-delà, tous les résistants étrangers. Il est également le premier résistant communiste panthéonisé.

C'est un tournant historique qui se double d'une convergence mémorielle voulue par le président de la République, Emmanuel Macron. Ce tournant se manifeste par la date et le lieu retenus pour en faire l'annonce. En effet, deux séquences mémorielles d'habitude disjointes se sont rencontrées :

  • celle des commémorations du 18 juin instaurées par la mémoire gaullienne et célébrées depuis l'esplanade du Mont Valérien ;
  • et la mémoire majoritairement communiste des plus de 1 000 fusillés du Mont --Valérien, célébrée à d'autres dates dans la clairière des fusillés, toujours au Mont Valérien.
     

Le président de la République a choisi de faire converger ces deux mémoires en prononçant son discours du 18 juin 2023. Il a annoncé la panthéonisation prochaine depuis la clairière des fusillés. Une première pour un président !

Il a également annoncé que les 91 étrangers fusillés du Mont Valérien, qui n'avaient pas encore reçu cette mention, seraient désormais reconnus « Morts pour la France ». Ce geste souligne et accroît la portée de cette convergence mémorielle.

Dans les dossiers que vous avez consultés aux Archives nationales quel est le document dont la découverte vous a le plus touché ?

Au cours de mes récentes recherches aux Archives nationales, j'ai eu la chance de découvrir un document antérieur à la période de la guerre. Antérieur aussi à ce que les archives de la préfecture de police nous avaient déjà révélé sur les filatures. Ces dernières ont conduit à l'arrestation de Manouchian et des membres de son groupe de résistants des Francs-tireurs et partisans de la main d'œuvre immigrée (FTP-MOI), en 1943.

Il s'agit d'un document à la fois totalement inconnu et de première importance : le dossier de demande de naturalisation de Missak Manouchian. Il a demandé à devenir français à deux reprises et dès les années 1930. Mais aucune de ses deux demandes n'a abouti.

Comment avez-vous identifié ce document ?

Nous avons pu identifier ce dossier à partir de la référence à une démarche de naturalisation notée dans son dossier d'étranger aux archives de la préfecture de police de Paris.

Missak Manouchian, réfugié arménien arrivé en France en 1924, est imprégné de culture française depuis son séjour à l'orphelinat de Djounieh, près de Beyrouth au Liban, où il a vécu suite à la perte de ses parents lors du génocide des Arméniens. Profondément attaché aux valeurs universalistes de la France des Droits de l'Homme et de la Révolution française, il demande sa naturalisation dès 1933.

Dans ce dossier, un tout petit document daté de septembre 1933 a retenu mon attention : un certificat de domicile qui atteste que Manouchian avait habité Châtenay-Malabry entre fin 1931 et septembre 1933. Or, à l'adresse indiquée, 44 avenue Jean-Jaurès, se trouvait la Cité nouvelle, une sorte de communauté fondée par des militants communistes. C'est une grande maison avec un vaste parc où, pour l'anecdote, je me promenais souvent lorsque j'étais enfant…

On disait que Missak Manouchian n'était entré dans le mouvement communiste et au Parti communiste qu'à partir de 1934, en réaction aux émeutes de février 34. Manifestement, il a appartenu à cette mouvance dès 1931. Ce certificat, en apparence, ne semble pas être le document le plus important du dossier. Or, il comporte un contenu qui change notre connaissance de la figure de Manouchian et de l'histoire de son engagement.

Qu'est-ce que cette panthéonisation peut apporter à la société française ?

Missak Manouchian est entré très tôt dans la mémoire collective des Français, dès les années 1950. À cette époque, on assiste à un écroulement de la figure du résistant dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. La Guerre froide et les guerres coloniales occupent alors le devant de la scène.

C'est notamment grâce au poète Aragon que la figure de Manouchian s'imposera, dix ans après la Libération. Il a écrit un poème, en 1955, en hommage aux immigrés résistants lors de l'inauguration de la rue du Groupe Manouchian, dans le 20e arrondissement de Paris. Léo Ferré l'a mis en musique et popularisé en 1961.
Ainsi Manouchian et les résistants étrangers, cette forme de résistance et cette guérilla urbaine entrent dans la mémoire nationale. Cette reconnaissance trouve un nouvel écho aujourd'hui avec la panthéonisation de Missak Manouchian, accompagné de Mélinée.

Des rues, des établissements scolaires vont prendre le nom de Manouchian ou de l'Affiche rouge ou d'autres camarades de combat de Missak… Cette place dans l'espace public va s'accroître. Je suis convaincu que, de ce fait, les plus jeunes vont être amenés à réfléchir sur cette histoire.

Demande de naturalisation de Missak Manouchian, août 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34
Demande de naturalisation de Missak Manouchian, août 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34

Demande de naturalisation de Missak Manouchian, août 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34

Demande de naturalisation de Missak Manouchian, août 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34

Attestation de domicile de Missak Manouchian signée par Fredou, septembre 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34
Attestation de domicile de Missak Manouchian signée par Fredou, septembre 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34

Attestation de domicile de Missak Manouchian signée par Fredou, septembre 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34

Attestation de domicile de Missak Manouchian signée par Fredou, septembre 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34

Demande de naturalisation de Missak Manouchian, août 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34 Attestation de domicile de Missak Manouchian signée par Fredou, septembre 1933. Archives nationales, 19770884/298 dossier 39746 X 34
Affiche "Des Libérateurs ? La libération ! Par l'armée du crime ! " dite l'Affiche Rouge, février - mars 1944. Archives nationales, 72AJ/1007
Affiche "Des Libérateurs ? La libération ! Par l'armée du crime ! " dite l'Affiche Rouge, février - mars 1944. Archives nationales, 72AJ/1007

Affiche "Des Libérateurs ? La libération ! Par l'armée du crime ! " dite l'Affiche Rouge, février - mars 1944. Archives nationales, 72AJ/1007

Affiche "Des Libérateurs ? La libération ! Par l'armée du crime ! " dite l'Affiche Rouge, février - mars 1944. Archives nationales, 72AJ/1007

Qui sont les condamnés à mort du groupe Manouchian ?

  • Sur l'Affiche rouge figurent :    
    Szlama Grzywacz, polonais, né le 8 décembre 1910 à Dobre (Pologne), ouvrier cordonnier, 34 ans en 1944.
  • Thomas Elek, hongrois, né le 7 décembre 1924 à Budapest (Hongrie), étudiant, 19 ans en 1944.
  • Wolf Wasjbrot, polonais, né le 3 mars 1925 à Krasnik (Pologne), mécanicien, 18 ans en 1944.
  • Robert Witchitz, père d'origine polonaise et mère française, né le 5 août 1924 à Abscon (France), télégraphiste, 19 ans en 1944.
  • Moska Fingerweig, polonais, né le 25 décembre 1922 à Varsovie (Pologne), ouvrier tapissier, 21 ans en 1944.
  • Joseph Boczov, hongrois, né le 3 août 1905 à Felbosonga (Transylvanie, alors en Hongrie), ingénieur chimiste, 39 ans en 1944.
  • Spartaco Fontanot, italien, né le 17 janvier 1922 à Monfalcone (Italie), tourneur sur métaux, 22 ans en 1944.
  • Célestino Alfonso, espagnol, né le 1er mai 1916 à Ituero de Azaba (Espagne), menuisier, manœuvre, 28 ans en 1944.
  • Marcel Rajman, polonais, né le 1er mai 1923 à Varsovie (Pologne), tricoteur, 21 ans en 1944.
  • Missak Manouchian, arménien, né le 1er septembre 1906 à Adyaman (Arménie, Empire ottoman), menuisier, ouvrier, poète et traducteur, 38 ans en 1944.

Autres membres du groupe Manouchian condamnés à mort :

  • Olga Bancic, roumaine, née le 10 mai 1912, seule femme du groupe, décapitée en Allemagne le 10 mai 1944, étudiante, 32 ans en 1944.
  • Georges Cloarec, français, né le 22 décembre 1923 à Saint-Lubin-des-Joncherets (Eure-et-Loir, France), ouvrier agricole, 20 ans en 1944.
  • Rino Della Negra, italien, né le 18 août 1923 à Vimy (Pas-de-Calais, France), footballeur du Red Star olympique (club français installé à Saint-Ouen-sur-Seine), 20 ans en 1944.
  • Jonas Geduldig, polonais, né le 22 janvier 1918 à Wlodziwiez (Pologne), électricien puis gantier, 26 ans en 1944.
  • Emeric Glasz, hongrois, né le 14 juillet 1902 à Budapest (Hongrie), ouvrier métallurgiste, 41 ans en 1944.
  • Léon Goldberg, polonais, né le 14 février 1924 à Lodz (Pologne), ouvrier métallurgiste, 20 ans en 1944.
  • Stanislas Kubacki, polonais, né le 2 mai 1908 à Siaszyce (Pologne), ouvrier mouleur puis bûcheron, 36 ans en 1944.
  • Cesare Luccarini, italien, né le 24 février 1922 à Castiglione-di-Pepoli (province de Bologne, Italie), ouvrier cimentier, 22 ans en 1944.
  • Arpen Abramovitch Tavitian dit aussi Armenak Manoukian, arménien, serait né le 7 novembre 1898 à Chouchi au Karabagh (Arménie) ou le 5 novembre 1895 à Alégouchen (aujourd'hui Azadachen au Zanguezour), mécanicien, typographe, 46 ans en 1944.
  • Roger Rouxel, français, né le 3 novembre 1925 à Paris, tourneur sur métaux, 18 ans en 1944.
  • Antoine Salvadori, italien, né le 13 juin 1920 à San Gregorio Parmense (Parme, Italie), ouvrier cimentier, mineur et plongeur, 23 ans en 1944.
  • Willy Schapiro, polonais, né le 25 mai 1910 à Skala (Pologne), ouvrier fourreur, 33 ans  en 1944.
  • Amedeo Usseglio, italien, né le 4 décembre 1911 à Giaveno (Italie), terrassier, 32 ans en 1944.

Ressources

À lire
Manouchian de Denis Peschanski, Astrig Atamian et Claire Mouradian (éd.Textuel - 2023)
Des étrangers dans la Résistance de Denis Peschanski (éd. de l'Atelier/Éditions ouvrières - 2013)

À écouter
L'Affiche rouge, le poème de Louis Aragon mis en chanson par Léo Ferré :
Sur YouTube

Reprise de Feu ! Chatterton :
Sur YouTube

Pour en savoir plus

Denis Peschanski (c) photo de A. Réaubourg

Suivez-nous sur les réseaux sociaux et Abonnez-vous à notre lettre d’information