Interview de Michel Pastoureau : le rose, une couleur sans nom ?

Publié / modifié le : 17/04/2025

Lors d'un entretien accordé à Mémoire d'avenir n°56 d'octobre 2024, l'historien Michel Pastoureau a fait une révélation incroyable : le rose, c'est du jaune ! Il a aussi développé son intérêt pour l'histoire du textile… et son amour de jeunesse pour les sceaux.
Découvrez une partie de l'interview de cet historien passionné et passionnant !

Votre dernier ouvrage porte sur le rose. Quelle est la spécificité de cette couleur, en termes de sources et de signification ?

Effectivement, je consacre ma septième monographie sur l’histoire d’une couleur, en Europe, au Rose (éd. Seuil, à paraître en octobre 2024). C’est aussi mon premier volet sur les demi-couleurs.
Le gros problème de cette couleur, c’est qu’on n’a pas su la nommer pendant longtemps. Les Grecs et les Romains n’avaient pas de mots pour l’appeler. Ils recouraient à des périphrases comme pallidus (« pâle »).

On voit cette couleur dans la nature ; on cherche à l’imiter… On fait d’abord du rose en peinture en important un colorant asiatique, le bois de Brésil, qui permet de faire des nuances orangées et des roses, au XIVe siècle. C’est tellement beau que ça devient des couleurs à la mode dans le vêtement et dans le tissu. Longtemps, on appelle le rose « incarnat » ou incarnatus, incarnato en toscan.

Le mot « rose » n’apparaît qu'au XVIIIe siècle, vers la fin du règne de Louis XIV/début de celui de Louis XV, quand les horticulteurs parviennent à faire des roses… roses. Avant, ces fleurs étaient rouges, blanches ou jaunes. Des roses roses, on n’avait jamais vu ça ! La fleur a fini par donner son nom à la couleur vers 1740.

[Cette évolution se voit aussi] dans l’histoire des dictionnaires. Ainsi, dans la première édition du dictionnaire universel du lexicographe Antoine Furetière en 1690, le mot rose n’existe pas en tant que couleur. Dans sa quatrième édition, vers 1740, il fait une entrée.

Le plus fascinant, c’est qu’en anglais, c'est pareil ! Pink est le nom de l’œillet, et on crée des œillets de couleur rose sous Georges II, roi de Grande-Bretagne, au XVIIIe siècle. C’est tellement beau que, là aussi, la fleur donne son nom à la couleur.
Autre singularité à souligner : pendant assez longtemps, le rose est pensé comme plus proche d’un jaune que d’un rouge ! À la fin du Moyen Âge et surtout au XIVe siècle, on classe cette teinte parmi les jaunes. 
Ça nous étonne, mais l’historien garde toujours à l’esprit que nos vérités ne sont pas définitives : nos successeurs ricaneront de tout ce que nous racontons, aujourd'hui !
 

En octobre 2024, les Archives nationales ont inauguré une exposition sur les tissus, Made in France. Comment sont liés couleurs et textiles ?

Couleurs et textiles permettent de faire un panorama très large entre l’histoire matérielle, technique et sociale d'une part ; l’histoire emblématique, pratique, symbolique onirique et même poétique, d'autre part. L’histoire du vêtement, c'est aussi de l’histoire sociale. Mais elle reste à écrire, en grande partie.

Les historiens du vêtement n'ont pas parlé des couleurs alors que les documents existent : des fragments de vêtements conservés, des documents écrits comptables et même, pour la fin du Moyen Âge, des informations sur une partie de la société.
Le textile est au cœur de mes recherches. J’ai dû améliorer mon bagage pour distinguer les différentes fibres et qualités entre la laine, le coton, la soie, le lin, le chanvre

Je m’intéresse aussi beaucoup au sport. Dans ce domaine, une des pires choses, c’est d’être vu en train de transpirer ! Alors, pendant des décennies, on a cherché la couleur sur laquelle ça se voyait le moins. C’est le blanc, d’où le fait que beaucoup de sports se pratiquent dans cette couleur : tennis, aviron, escrime. 

Les choses ont changé quand on a pu laver fréquemment les vêtements de sport, un peu avant la Seconde Guerre mondiale, et surtout quand les tissus synthétiques sont apparus.
 

Pour revenir à votre formation d'origine, l’héraldique, vous avez beaucoup travaillé sur les sceaux, à travers l’Europe. Que retenez-vous de cette expérience de jeune étudiant ?

J’ai souvent vu des collections de sceaux détachés, en Europe. Au XIXe siècle, on avait cette manie de ne pas tout conserver quand on faisait un catalogue de sceaux. Si ces derniers étaient trop abimés, on ne les prenait pas.

Cette expérience m’a appris la difficulté extrême pour conserver des sceaux. Comment faire pour qu’ils ne s’abiment pas quand ils sont appendus à des documents, communiqués au public ? Quelles précautions prendre quand le sceau est au bas de l’acte ?

On a tout essayé ! Des boîtes en bois ou en métal, des entourages en mousse… Un archiviste de l’archevêché de Cologne, en Allemagne, m'avait dit : « Le mieux, ce n’est pas de protection du tout, comme ça on fait attention ! » Ça peut se défendre. Mais, je ne pense pas qu’en France, ce serait validé. Il faut le civisme allemand pour cela (rires).

Je regrette beaucoup qu’on oublie si souvent le sceau quand on fait de l’histoire de l’art sur telle ou telle région au Moyen Âge, sans chapitre sur les sceaux ou au « pas de course », à la toute fin. C’est dommage.

Je me suis toujours dit que les Archives nationales devraient mieux faire connaître leurs sceaux soit par une exposition, soit par un livre destiné à un large public. Du genre « les 100 plus beaux sceaux des Archives nationales ». Je suis sûr que ce serait une révélation pour pas mal de gens ! 

« Longtemps, le rose a été perçu plus proche d’un jaune que d'un rouge. »

Michel Pastoureau, historien

  • Photo : Bénédicte Roscot

Du Moyen Âge à la haute couture

Le Moyen Âge est la spécialité d’origine de Michel Pastoureau. Mais l’historien s’intéresse aux couleurs dans l’art romantique et dans les sociétés modernes et contemporaines.

Une anecdote dans ce parcours savant ? 
« La couleur m’a conduit un peu partout et m’a fait rencontrer des professionnels de la mode. J’ai sympathisé avec deux grands couturiers : Christian Lacroix et Jean-Charles de Castelbajac grâce à la couleur, relate Michel Pastoureau. Avec Christian Lacroix, nous n’avons pas du tout les mêmes goûts ! Un jour, il m’a dit « J’ai relooké les TGV. Vous n’allez pas du tout aimer ». En effet, lui, il est d'Arles ; il a des goûts provençaux et méridionaux. 
Pour moi, par exemple, associer le rose avec l’orange, c’est épouvantable ! (Rires) Ça n’empêche pas de bien s’entendre, d’autant que Christian Lacroix a un goût certain pour les drapeaux et la combinaison de couleurs héraldiques dans ses créations. » 

Pour en savoir plus

Michel Pastoureau, hsitorien, assis sur un canapé
Michel Pastoureau a reçu Mémoire d'avenir chez lui pour un entretien très riche, quelques semaines avant la sortie de ces deux derniers ouvrages. © Nesma Kharbache/Archives nationales de France

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